BOKASSA, CHUZEVILLE, JAGET
TRAVELLING SUR UN SCOOP
Claude Jaget et Jean-Claude Chuzeville, c’est pêle-mêle – et parfois ensemble – quelques saines gaietés dans nos temps modernes : Lyon Poche, Bellevue, Canal 22 (qui fut la première TV libre de France), des coups avec Actuel, un tour du monde, des flots d’images… Leur devise pourrait être : « Toutes les idées nous intéressent… »
Ils sont partis enquêter du côté de chez papa Bokassa. Parce qu’ils sont bien placés pour ne plus subir l’information, et résister à l’aveuglement des images « qui viennent d’où et qui prouvent quoi ? », dirait Godard.
Les propos rapportés dans ces trois articles, qui n’engagent que leur auteur, parlent d’eux-mêmes. On comprend mieux les rapports franco-africains, le rôle que s’assignent les journalistes – et leur pudeur ! – ainsi que certaines petites nuisances politiques actuelles, qui ne sont pas forcément réjouissantes…
Jean-Bedel Bokassa est né français dans les années vingt, au fond de l’Oubangui Chari, devenu territoire français après la victoire de 14-18 sur les allemands. Les ancêtres de J.B. Bokassa étaient donc gaulois : logique qu’il réponde parmi les premiers à l’appel que le général de Gaulle lança en juin 1910. C’est parti pour dix-huit ans de casernes et de campagnes, pour défendre la France et sa liberté. Des blessures, une légion d’honneur pour fait de guerre – unique pour un chef ou ex-chef d’état – et le soutien amical du Grand Charles. Normal qu’en 1960 il reçoive l’acte d’indépendance de la république centrafricaine des mains d’André Malraux. Le Centrafrique est un pays « très, très riche » : uranium, pétrole, diamants… Plus grand que la France pour 2,5 millions d’habitants. Pas d’université. La France a toujours refusé de financer la construction d’une université.
Autant garder ces braves centrafricains à la botte. En 1965 le général Bokassa reçoit la démission de son cousin David Dacko. En avant la musique. Jusqu’au sacre – un délire que le Général De Gaulle n’aurait pas autorisé – que tout le monde a financé : en Français – quatre milliards d’anciens francs – en Ivoirien, en Américain… Tout le monde le laisse se faire déborder. Et redevenir plutôt chef tribal qu’adjudant d’active.
Jusqu’au jour où Bokassa répond favorablement à la proposition du colonel Kadhafi qui désire former cinq cent de ses militaires. Eh oui, J.B. Bokassa est un ancien de l’armée. Et la France, depuis vingt ans, lui refuse tout équipement crédible.
À Paris c’en est trop ; on commence l’opération de déstabilisation. Lors de sa dernière visite privée en Centrafrique (décembre 78), M. Valéry Giscard d’Estaing invite Henri Maïdou, le premier ministre du gouvernement Bokassa. Une semaine après son départ, des troubles éclatent à Bangui, officiellement contre le port obligatoire d’un uniforme par les lycéens. J.B. Bokassa qui se prend pour un symbole semble rester dans son village de Berengo, déclarant attendre le retour de son premier ministre, ce « traître », pour régler le problème.
La garde privée de sa Majesté réprime durement les manifs de lycéens. Sous le soleil, à coups de bâton et de machette. Puis entasse les traînards dans la prison vétuste de Bangui ; des violences inadmissibles, des gens étouffés. Certainement une centaine de morts. Et quelques enquêtes incertaines. M. Robert Galley déclare en septembre 1979 que la France supprime tout crédit à l’empire centrafricain. Bokassa, sans billets pour régler ses fonctionnaires, prend rendez-vous avec Kadhafi, et va trouver son futur banquier. Il décolle pour la Libye le 19 septembre. Et le 20 septembre à deux heures du matin, il apprend de la bouche de Triki la réussite de l’opération « Barracuda ». Des paras français ont envahi l’empire centrafricain.
Pris au piège, Bokassa décide de décoller pour aller s’expliquer à Paris « d’homme à homme ». Les Mirages l’encadrent, l’obligent à se poser à Évreux, le 21 septembre 1979, et le collent en résidence surveillée chez Papa Houphouët à Abidjan, allié fidèle, lui. La France jette donc au cachot son préfet de police. Sans procès, ni jugement. Une seule question : si Bokassa est un monstre, mangeur d’enfants, pourquoi l’a-t-on collé au secret ? Mais si la France est intervenue pour éviter la vente du Centrafrique à la Libye, on arrive à comprendre.
Enfin que cherche-t-on à cacher ? C’est rigolo d’écouter l’histoire racontée par J.B. Bokassa…
Ça se tient et c’est beau comme un scénario d’Hollywood.
Pour le moment, les chefs de l’information de la télévision française trouvent que cette histoire n’est pas drôle. En revanche, elle intéresse vivement nos mamans.
Henri-Marie ROBERT pour Blue Jeans
Blue Jeans : Comment a commencé l’histoire, celle de votre reportage ?
Claude Jaget : Tout Lyon était sur la piste depuis cinq ans. Jean-Baptiste Piazzano, que nous avions rencontré pour Canal 22, connaissait Bokassa, et ce qu’il nous racontait paraissait insensé…
Quand ça a commencé à barder, à propos des diamants, Piazzano nous disait : « Bokassa, je peux le rencontrer ». En fait, il ne pouvait pas, Bokassa était gardé.
Et puis, il y a quelques mois, Jean-Baptiste a enfin pu le joindre et papa Bokassa a donné son accord, environ 15 jours avant son retour escompté d’Afrique. On est arrivé cinq jours avant le coup d’état, et ce n’est peut-être pas un hasard…
Jean-Claude Chuzeville : On a pu être manipulés… On a eu une version gaullienne de l’histoire. Une version service secret, clan Foccard… qui était un mois avant nous, chez Bokassa mais aussi une autorisation tacite de Guy Penne, le monsieur Afrique de Mitterrand.
CJ : Ce n’est peut-être pas vraiment une manipulation, mais on a eu un feu vert… On y était à l’insu de la bande à Delpey, et Bokassa ne mettait pas ses informations dans les mêmes sabots. Avec nous, il a été très clair, et nous a dit qu’on était pour lui la dernière chance de la presse.
JCC : L’histoire raconté par Bokassa ressemble au scénario de ce film sur la Françafrique que, ni Costa Gavras ni Francesco Rosi, n’ont encore réalisé ; avec son lot d’arrangements avec l’histoire mais sur fond de sauce authentique, heureusement arrosé par quelques crises de fou rire.
BJ : Mais quel était votre but, en allant le voir ?
CJ : On ne veut pas défendre Bokassa : on n’est ni juge ni avocat, mais on voulait en savoir plus. Amnesty International s’est mis en avant en disant : « Il a mangé des enfants ». C’est peut-être un dictateur sanglant (il y en a sans doute une cinquantaine en activité…), mais Amnesty ne les épingle pas ; on ne les met pas au secret. Bokassa n’a pas été déposé pour ce genre d’histoires, mais parce qu’il a été voir Kadhafi.
Le Centrafrique est un département français plus marqué que la Corse : c’est un pays dont on a organisé l’indépendance.
On l’a laissé se prendre pour un empereur, alors qu’il n’était qu’un préfet de police. La France n’est pas intervenue parce que c’était un bourreau, mais parce qu’il était allé voir Kadhafi.
BJ : Et les réactions de la presse française à l’issue de ce reportage ?
CJ : Les journalistes se prennent tous pour des juges… alors qu’il n’y a pas eu de procès. Bizot à Actuel, nous a dit : « Bokassa est déconsidéré ». En tous les cas, nous avons présenté un document ; peut-être Bokassa délire-t-il parfois. Mais avant de juger quelqu’un, on l’écoute. Cette histoire prouve aussi qu’Amnesty n’est pas infaillible, comme le pape.
JCC : Et puis, c’est aussi une histoire personnelle. Le père de Giscard avait des intérêts en Centrafrique. Les noirs étaient alors des esclaves. Et le père de Bokassa, qui s’était rebellé, refusant cette exploitation, a tout simplement été fusillé.
Et puis on a le droit d’écouter Bokassa… qui a la légion d’honneur. Même si cette précision fait rigoler les punks !
CJ : Bizot nous a donc dit : « Bokassa, ça pue ». Et Libé : « Vous avez découvert la lune ? Bokassa, c’est un tyran, on n’a pas à lui donner la parole ». En tout cas, c’était peut-être « la lune » mais en 48 heures, à la télé, ça remontait jusqu’au directeur de chaîne… qui prenait des notes. Mais quant à avoir du fric pour une coproduction, alors là, plus rien, plus personne… Pas nécessaire, visiblement, d’en savoir plus…
JCC : Avant, on était comme tous les gens qui subissent l’information. On avait vu des reportages à charge, à la télé, vu des photos dans Paris Match… Tirons la philosophie de l’histoire : la montée de l’extrême droite, à laquelle on assiste actuellement, je l’attribue au pourrissement de la tête. Giscard a dérapé ; le mec au pouvoir doit être au-dessus de tout soupçon. Sinon, c’est le reste du corps social qui est contaminé.
Cette affaire pue bien plus que celle des avions renifleurs : il y est question de sexe, du pillage des ressources naturelles, de banditisme. Le tout sur fond de crise mondiale. On n’est pas loin de l’Allemagne…
Et les 10, 12 % de l’extrême droite, faut en causer. Parce que ça vient d’où ? Dans un si beau pays qui va bien…
© jeanclaudechuzeville.com 1983 pour VOYAGE SANS HISTOIRE